

De Freud à Arendt : décrypter la montée de la violence dans notre monde contemporain
Florence Villars Martinho, psychanalyste et art-thérapeute, nous offre des grilles de lecture pour tenter de comprendre les phénomènes de recrudescence de la violence.
Les dernières années ont été marquées par une recrudescence de la violence, qu’elle soit politique, sociale ou interpersonnelle. Guerres, attentats, radicalisation, montée des extrêmes, violences urbaines, autant de manifestations d’une agressivité qui semble s’intensifier. Sommes-nous condamnés à la destruction par une pulsion inhérente à la psyché humaine ? Ou bien la violence est-elle avant tout une construction sociale et politique, entretenue par des mécanismes de pouvoir et de domination ?
Freud et la pulsion de mort : la violence, un destin psychique ?
Sigmund Freud a introduit dans Au-delà du principe de plaisir (1920) le concept de pulsion de mort, également appelée Thanatos, qui pousse l’individu vers l’autodestruction et l’agressivité. Selon lui, l’humain est traversé par des pulsions antagonistes : la pulsion de vie, aussi appelée Éros, et la pulsion de mort. L’agressivité constitue une force inhérente à la psyché, susceptible de se diriger soit vers soi-même sous forme d’autodestruction, soit vers les autres à travers la violence et la guerre. La civilisation tente de canaliser cette pulsion en imposant des interdits, mais cette frustration peut paradoxalement entraîner une violence encore plus grande. Dans Malaise dans la civilisation (1930), Freud explique que plus une société réprime les pulsions, plus elle risque de voir émerger des formes d’explosion agressive. Ainsi, selon cette lecture, la violence est une donnée universelle et intemporelle. Si elle semble s’intensifier aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’elle est nouvelle, mais parce que les dispositifs de régulation psychique et sociale, tels que les institutions, les autorités morales ou encore les rites collectifs, sont affaiblis.
Hannah Arendt et la banalisation du mal : la violence, une question de responsabilité ?
Contrairement à Freud, Hannah Arendt ne perçoit pas la violence comme une force instinctive. Dans Eichmann à Jérusalem (1963), elle introduit la notion de banalité du mal. Pour elle, le mal ne résulte pas nécessairement d’une intention destructrice, mais peut naître d’une absence de pensée critique. La soumission à l’autorité et l’adhésion aux normes imposées par un système peuvent amener des individus ordinaires à commettre l’impensable. Le conformisme et la déresponsabilisation jouent un rôle déterminant dans la diffusion de la violence, car ils empêchent les individus de questionner les ordres qu’ils exécutent. Si l’on suit cette perspective, la montée de la violence aujourd’hui ne résulte pas d’une fatalité psychique, mais bien d’un affaiblissement de la pensée critique et de la responsabilité individuelle face aux systèmes de pouvoir.
René Girard et le mimétisme : la violence comme phénomène social contagieux
René Girard, anthropologue et philosophe, développe une théorie originale dans La Violence et le Sacré (1972). Selon lui, la violence n’est pas une pulsion interne, mais une réaction à un désir mimétique, c’est-à-dire l’imitation inconsciente des désirs d’autrui. Ce phénomène engendre inévitablement des rivalités, conduisant à des tensions croissantes. Lorsqu’une société est en crise, elle cherche un bouc émissaire à sacrifier afin de restaurer l’ordre. Ce mécanisme est visible aujourd’hui dans de nombreux contextes, tels que la polarisation politique, les conflits ethniques ou encore la recherche de responsables lors des crises économiques et sanitaires. La violence devient alors un phénomène viral, propagé par les médias et les réseaux sociaux, où chacun cherche un coupable à accuser.
Quelles solutions face à la montée de la violence ?
Les théories de Freud, Arendt et Girard permettent d’envisager plusieurs pistes de réflexion pour lutter contre l’augmentation de la violence. Il est essentiel de canaliser la pulsion de mort en encourageant la culture, la sublimation artistique et la création collective. La pensée critique doit être renforcée afin de développer le discernement, d’encourager la responsabilité individuelle et d’éviter la soumission aveugle aux systèmes de pouvoir. Par ailleurs, il est primordial de briser les dynamiques mimétiques en prenant conscience des mécanismes de polarisation et en favorisant le dialogue entre les différentes parties de la société.
Fatalité ou responsabilité collective ?
La montée de la violence est un phénomène complexe, résultant à la fois de forces psychiques profondes et de constructions sociales. Si Freud met en évidence l’agressivité inhérente à l’être humain, Arendt et Girard montrent que nous avons les moyens de la contenir et de la transformer. La question reste donc ouverte : face à cette recrudescence de la violence, sommes-nous prêts à prendre nos responsabilités pour construire une société plus apaisée ?
Florence Villars Martinho
Psychanalyste d’orientation freudienne et art-thérapeute.
Co-fondatrice d’E3PI et formatrice en psychanalyse freudienne et art-thérapie.
